Je fais de mon mieux

« Ah je sais que l’on va me dire / Que ce n’est pas intéressant / Que c’est le lot de tout le monde. 

 Mais justement mais justement »

Aragon « Le fou d’Elsa »

 

Il m’est venu, ces temps, une indicible tristesse. Comme si, de ne pouvoir refaire le monde, nous ne voulions plus que le supporter. Ce ne sont pas seulement de ces mois confinés de la crise sanitaire dont je parle. Confinés, pour dire vrai, nous le sommes depuis très longtemps. De long temps nous vivons comme reclus, générations de poings levés qui ne savons même plus ni désigner le ciel, ni se tendre vers d’autres pour une simple caresse.

Nous avons de longtemps perdu la saveur des rencontres nouvelles, de la laque du miel, l’odeur de la cannelle, qui nous faisaient chanter et « l’Internationale », et les « Hallelujah » de Léonard Cohen.

 

« Your faith was strong but you needed proof

You saw her bathing on the roof

Her beauty and the moonlight overthrew you

She tied you

To a kitchen chair

She broke your throne, and she cut your hair

And from your lips she drew the Hallelujah » *

 

Nous parvenions alors, en un joyeux désordre, sous les plis rouge-sang, à conjuguer nos rêves aux zèles quotidiens. Ah ! Que nous en avons décillé des regards, démontré des possibles ! Nous donnions à connaître et nous étions compris. 

Et puis… 

Et puis notre monde, le monde autour de nous, a perdu ses repères. Nos idoles, hautes statues aux pieds d’argile, se sont effondrées, se sont brisées et noyées dans la brume. Et les prêtres ennemis ont usurpés leurs socles et y ont installé leur dieu économie.

Nous n’avons pourtant pas abdiqué nos colères, nous nous sommes débattus dans des eaux tumultueuses. Nous avons, de très peu, évité la noyade. Jamais ce maelström ne nous a fait renoncer à la nage.

Je ne regrette pas ces soirées enfumées de souffrances, où les cœurs les plus vaillants, les combattants les plus aguerris et disciplinés, avaient invité le doute. Nous y disputions fort, mais nous avons, non sans mal, appris à rester ensemble. Nous aurions dû comprendre aussi, de cette âpre bataille, que rien ne peut durer qui a peur de changer.

Et nous avons continué, dans la douleur : devant l’injustice, on ne tourne pas le dos.

Je gravissais alors les tours des cités interdites du nord de Nice, comme à l’assaut du ciel. Et je parlais de tout à tous, l’homme et la femme, le gitan comme le Pied Noir, l’Arabe et le Curée, et même quelques voyous. Je militais ainsi brandissant les chansons des poètes, qui disent que l’homme ne vit pas que de pain et que nos rêves doivent être absolument têtus. Et, dans ces improbables cités de pauvreté, de violence et souvent de bêtise, je me tenais attentif, cherchant toutes les occasions de montrer que les femmes peuvent être belles, que les hommes peuvent être beaux. J’ai parfois trouvé. (Et j’en ai entendu, des moqueries alors, venant de ceux qui confondaient tendresse et mollesse.)

Nous avons ainsi tenté de nous dégager d’un passé étouffant. Nous avons cherché, creusé, investigué… Et nous avons beaucoup appris. Nous entrevoyions une clarté, encore pâle mais bien là, les indices qui ne demandaient qu’à faire preuves. Mais nous étions trop englués dans des pratiques, des habitudes, et le carcan des vieilles stratégies… et tout s’accélérait trop pour laisser loisir et place à la vraie novation.

Nous avions l’intuition d’une façon nouvelle : N’attendre rien d’une insurrection, ne pas espérer tout des élections. Ne pas attendre, pour bâtir, que tout se tienne entre nos mains. Ne pas juger des initiatives sur les étiquettes des initiateurs. Ne pas jalonner d’étapes pré-pensées un chemin d’utopie. Ne pas tout ramener au sommet mais au contraire, tout miser sur le mouvement, sur les mouvements, même ceux qui nous échappent. Espérer et accueillir leurs conquêtes, les réformes, pour ce qu’elles procurent, ce qu’elles provoquent et ce qu’elles permettent de comprendre et de dépasser. Nous aurions dû faire, de ces élans conjugués, de ces aspirations convergentes, le projet politique de la transformation du monde. 

Nous avons parfois tenté des dynamiques populaires, et avec des succès prometteurs. Ce fut le cas en 2005 lors du referendum sur la constitution européenne, puis avec les comités antilibéraux, puis avec le Front de gauche… Mais à chaque fois, nous avons gâché et même détruit ou laissé détruire ces dynamiques, de peur qu’elles échappent à notre contrôle.

Ainsi cramponnés sur une vieille stratégie, nous sommes passés à côté des temps nouveaux, des aspirations neuves et de ce que les révolutions technologiques ouvraient de nouveaux possibles dans les rapports sociaux. Nous voulions être le parti du travail, mais du travail, nous n’en parlions plus, nous ne le regardions plus. Et d’avoir tout confondu, le communisme qui est l’Histoire et le parti qui n’en est qu’un instrument, nous nous sommes tenus juste à l’orée de nos propres recherches et de nos propres découvertes, sans jamais oser franchir le pas de cette stratégie communiste assumée. 

Et puis...

Et puis, un jour de lassitude, de désarroi et d’aigreur, nous nous sommes retournés pour savoir si les fantômes hantaient encore les couloirs éventrés de nos palais d’hiver. Et les ayant croisés dans la galerie des glaces, nous avons revêtu leurs linceuls, et en avons fait l’habit de lumière des certitudes exaltées. Nous l’avons fait, non sans talent, dans l’euphorie d’une chaleur retrouvée : enfin (mais entre nous) pouvoir montrer nos muscles et le bois dont on se chauffe !

Ce faisant nous avons ignoré le b.a.-ba des révoltes, ce que les luttes doivent à la solidarité, à la fraternité, au respect et aux apports de tous. Ce qu’elles doivent aux tâtonnements de l’expérience. Et nous avons oublié que, quels que soient les méandres, chaque pas de notre route doit conduire à plus d’humanité. Nous ne sommes plus que contre, que cris rageurs ; nous brandissons nos outils enlacés, mais nous en avons fait des bêches à enterrer l’espoir.

Notre pensée s’est « sloganisée » dans la « punch line » et les bons mots. Nos beaux mots, eux, ceux des fondements, repères pour l’intelligence qui creuse et qui cherche, ne renvoient plus chez nous qu’à une foi desséchée. Que nous importe d’être compris puisque nous avons raison quoiqu’on dise ? Nous avons troqué nos universités populaires contre la pédagogie des marteaux piqueurs. Ce qu’il y avait de neuf dans la philosophie, qui disait que l’avenir commence maintenant et que le devenir se loge dans les replis du monde, là où cognent aujourd’hui le nouveau et l’ancien… nous l’avons désappris.

Alors, paupières closes sur nos propres poèmes qui annonçaient « il y a un autre monde, mais il est dans celui-ci »** , nous proclamons que les temps ne changeront que par nous. Et au peuple impatient nous disons : « Demain. Demain seulement quand vous nous confierez le monde, vous vous ferez entendre ». Alors, dans l’allégresse d’une morgue bravache, nous convoquons la ruine et la défaite, et laissons le champ libre, là où pourtant, le pire est envisagé. Le pire est même plausible et son déni ne peut être un refuge.

De ne plus guère servir aujourd’hui, et de repousser demain à l’horizon chimérique, de nous voir tout à fait immortels et indestructibles, porteurs de qualités à tout autre déniées, nous provoquons notre propre effacement. Et foin de la belle aventure d’un encore vert centenaire, marquant de son empreinte et la France et le monde, nous renonçons à l’épopée pour une minuscule rengaine  racornie. Nous n’y survivrons pas.

Je suis triste, profondément triste de cette mort annoncée au moment où le peuple se détache du système et de ses maîtres. Triste qu’on n’ait pas aujourd’hui le courage de ceux de Tours, brisant leur vieux parti pour en créer un neuf. Je suis triste qu’on refuse de travailler, avec patience et décision, à la création d’une force politique et culturelle nouvelle, une force de transformation de notre temps qui prolonge et ravive le combat communiste. Une force qui porte les voix diverses des mouvements de la transformation sociale, des émancipations humaines, du respect de la vie sur la planète. Une force chorale qui monte à l’assaut du système et ouvre une civilisation nouvelle.

Je suis certain pourtant que rien n’est terminé. Le témoin n’est pas tombé au sol et ils sont des millions prêts à s’en emparer. Et en face, chez l’ennemi, on n’a plus tant de choses à offrir.

Je sais qu’il y aura un lendemain sans nous, que nous ne sommes rendus qu’au matin de l’Histoire et que, sans le parti, elle s’écrira encore. J’aurais préféré que cela soit avec, avec nous et notre belle histoire, pour accélérer le mouvement, mais je n’y crois plus guère : je ne nous vois plus convoquer cette audace. 

Cela fait bientôt 58 ans que je me bats pour le communisme, et ce combat, je le menais avec et pour le parti communiste. Je ne vais pas renoncer au combat communiste. À mon âge, si on veut vivre encore un peu de ce qui s’appelle vivre, on ne renonce à rien de sa propre volonté. Mais ce sera sans le parti. Je sais ce que je dois au Parti communiste. Je sais ce qu’il m’a apporté de connaissances et de savoir-faire. Je sais ce qu’il a fait de moi, ce qu’il a construit d’humanité et de fraternité en moi et autour de moi. Je suis fier d’en avoir été un militant, je m’en réclame et jamais je ne renierai cela. Mais aujourd’hui je ne m’y reconnais plus. Et surtout, surtout, je suis convaincu que le combat communiste a besoin d’un autre outil que ce parti, que l’invention d’une organisation nouvelle est nécessaire. C’est pourquoi je me sens droit, fidèle et courageux : il y a tant à faire, tant à faire autrement. Je fais donc autrement. Et comme toujours, je le fais et je le ferai de mon mieux. Et je continue d'écouter Léonard Cohen...

 

« I did my best, it wasn't much

I couldn't feel, so I tried to touch

I've told the truth, I didn't come to fool you

And even though

It all went wrong

I'll stand before the Lord of Song

With nothing on my tongue but Hallelujah. » ***

 

 

« Ta foi était forte mais tu avais besoin de preuves / Tu l'as vue se baigner sur le toit/ Sa beauté et le clair de lune t'ont renversé/ Elle t'a attaché/ à une chaise de cuisine/ Elle a brisé ton trône, et t'a coupé les cheveux/ Et de tes lèvres elle a tiré l'Alléluia. »

 

**Paul Eluard

 

***« J'ai fait de mon mieux, ce n'était pas beaucoup/ Je ne pouvais pas sentir, alors j'ai tenté de caresser/ J'ai dit la vérité, je ne suis pas venu pour te duper/ Et bien que / Tout ait mal tourné/ Je me tiendrai devant le seigneur de la chanson/ Avec rien d'autre à mes lèvres qu'Alléluia. »

 

 

 

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