Ciels de rage

« L’avenir m’intéresse : c’est là que j’ai l’intention de passer mes prochaines années. »

Woody Allen


Premier tour. Dans le ventre de l’isoloir, tandis que le murmure désolé des assesseurs commente la pénurie, je vote.

Je choisis de faire dérailler le vieux monde. Je choisis définitivement le renoncement au paradis sur terre (comme nulle part ailleurs, d’ailleurs), je choisis plutôt le dessin patient de l’avenir. Je choisis l’ardent combat de la bienveillance contre la douceur fade des trahisons. J’opte pour l’imparfait contre l’ordre, pour la vive douleur du réel contre la tendresse de l’illusion.

Pourtant je sais la dérision.

Je sais le fluet de ma voix dans le fracas des hurlements confisqués des classes populaires. Accord de guitare sèche sous un concert de cuivre. Rien qui puisse modifier le tempo…

 

Mon pays, qu’as-tu fait de tes enfants ?


Ils voulaient changer la vie et pas seulement de téléphone portable. Ils avaient pris à deux mains leurs colères, dépavé des places entières, et portaient haut leurs banderoles d’espérance dans le soleil de mai.

Alors, les mauvais bardes de la modernité sont venus les flatter, leur disant : « Vous êtes le sel de la terre, descendez des épaules paternelles, quittez le giron maternel, vous êtes l’avenir qui n’a nul besoin de mémoire, prenez les clés ».

Ils les ont prises. Avaient-ils le choix ? Le voulaient-ils ? Quelque chose les a tentés, malgré le vertige. Sur les écrans s’étalaient des vies si pleines, si bleues. En apnée, on dansait avec les dauphins. Dans les veines coulaient des liqueurs fortes, jusqu’au bord d’un précipice d’où l’on vous tirait d’une piqure d’adrénaline en plein cœur. Les fenêtres des immeubles aveugles s’ouvraient sur des chutes grisantes (et jusque-là tout allait bien).


Ils ont pris les clés et ont ouvert la porte au vent des grandes trouées libérales. Et ce fut la ruée. Le sable de la précarité a envahi chaque recoin des maisons familiales. Le bien public au jusant a découvert les vastes étendues vaseuses des inégalités. Tout jusqu’aux corps humains fut emporté dans la grande marée marchande. Le cristal de l’esprit se roula dans la boue de la distraction.


Les gouvernants faisaient appel aux experts et pédagogues sans étiquette qui incitaient le peuple à la patience, à la compréhension et même à l’optimisme. Les indicatifs annonçaient la fin du tunnel et les courbes commençaient à s’inverser (sauf celles des dos ployés sous le poids du désœuvrement des uns, du trop-plein de souffrance laborieuse des autres). Le peuple malheureux et embrouillé grondait sans savoir où donner de la colère.


On acheta des résistances qui plièrent devant l’étalage des forces adverses, succombèrent aux charmes du renoncement avant de se vautrer dans les voluptés d’une prostitution consentie.


Dans leurs palais forteresses aux murs d’enceintes électroniques, les fortunes engrossées enfantèrent des monstres qui désignèrent aux pauvres leurs ennemis de proximité. « Ceux-là sont à votre portée ! ». Et ils montrèrent aux indigents les plus démunis qu’eux, aux sans voix les muets, aux aveugles les hordes d’invisibles.


De vieilles armées rebelles, faméliques et désorganisées, lançaient des assauts dispersés à mains nues contre les hauts murs de la désespérance, cherchant vainement les brèches où s’engouffrer, repoussées sans cesse.


Il advint un moment qu’un homme offrit à la révolte une gerbe de paroles étoilées où elle se reconnu. Elle y reprit une vigueur nouvelle, un instant de printemps. L’homme remercia qu’on l’ait mis devant. Du doigt il désigna la direction. Les regards se portèrent sur le doigt qui captait toute la lumière, ils s’y perdirent, bientôt éblouis de méfiance et de ressentiment. Dans leur coin ricanaient les vautours. La vie repris son goût de marécage, de rêves embourbés.


Mais il est parfois des ciels de rage qui te demandent jusqu’où fréquenter le malheur.


Cela arrive, au coucher du soleil. Ils furent quelques-uns à entendre l’appel du crépuscule, quelques-uns qui se dirent qu’il était temps de convoquer l’aurore.


Au début ils furent peu nombreux à s’asseoir à la table qu’on avait choisie ronde pour que la générosité seule y préside. C’était les âmes fidèles de quelques chapelles de certitudes. Corps las, aigres des combats mal menés et des défaites prévisibles, ils avaient pourtant gardé cette étincelle d’inacceptation qui éclairait leurs regards pâles d’un soupçon de malice.


Après qu’ils se soient félicités pour ces retrouvailles et promis qu’ils iraient, ce coup-ci, tout au bout du chemin ensemble, les palabres débutèrent. On voulait rapidement aboutir à un programme de réformes qui prendraient le contre-pied de l’ordre existant, soulèveraient les énergies populaires et garantiraient pour le temps long, une République juste, égalitaire, solidaire et fraternelle, une démocratie foisonnante et prospère en valeurs sociales de progrès.


Chacun exposa son projet, veillant à la cohérence, ne laissant aucune question sans réponse, avant même qu’elle ne soit posée. Et ce fut un beau fiasco. Il manquait toujours quelque chose pour les uns aux exposés des autres, c’était « trop mou », « trop audacieux », « pas réaliste », « utopiste », « une trahison des intérêts populaire »s, « un manque total d’imagination »… Bref on ne s’accordait que sur un point : décidément on était en désaccord. Et même, on n’était pas bien sûr d’être d’accord sur quoi portait la querelle. Les portes claquaient, on entendait tour à tour les éclats de voix et le chuchotis des conciliabules, on disputait de tout et sur tout, jusqu’au bord de la rupture.


C’est alors qu’on eut l’idée de dresser la liste des revendications et des rêves qui avaient l’accord de tous. On s’aperçut que la liste était belle et fournie. La dispute repris sur le fait de savoir ce qu’on allait faire de cette liste : pour les uns, il ne fallait retenir que ce qui était possible sans provoquer trop de remous ; pour d’autres au contraire, rien n’y était trop beau, mais ça ne faisait pas un programme pour un gouvernement crédible. On ne s’en sortait pas.

On allait enfouir la liste dans la fosse commune des illusions égarées et des idéologies enterrées vives, quand un mauvais coup de vent l’arracha des mains du fossoyeur. Elle voleta de droite et de gauche pour finir par se poser au pied d’un amuseur public des programmes télévisuels de fin de soirée. Celui-ci fut pris d’un tel fou rire à sa lecture qu’il décida de partager la galéjade avec ses téléspectateurs. (Lui, les désignait sous le vocable de « clients » quand il en parlait avec des confrères).


La liste fit le buzz mais d’une manière imprévue. C’est que dans les logis populaires, dans les ateliers et bureaux, sur les chantiers et jusqu’aux files de vaines attentes des agences de chômage, on prit la chose au premier degré, c’est-à-dire avec sérieux.


Imaginez la stupeur du monde politico-médiatique dominant ! On dépêcha les armées des experts officiels en économie, sociologie et psychologie sur toutes les antennes. Le premier ministre convoqua les amuseurs du PAF pour leur distribuer les éléments de langage appropriés. Les plumes du président et celles de son prédécesseur se mirent ensemble à la rédaction d’un discours consensuel. Rien n’y fit.


Le peuple n’arrivait pas à se défaire de l’idée qu’on pouvait obtenir des augmentations de salaires après des années de disette, qu’on avait besoin de services publics, d’écoles  pour que tous les élèves et étudiants réussissent, d’hôpitaux pour soigner tous les malades qui pouvaient l’être, qu’on pouvait travailler 32 heures par semaines puisqu’on pouvait produire les biens et services nécessaire dans ce temps, prendre sa retraite à 60 ans, que les entreprises n’appartenaient pas qu’aux actionnaires et que les salariés avaient droit à la parole eux-aussi, que la modernité d’une société ne réside ni dans la flexibilité des travailleurs ni dans la précarité de la vie. Qu’il y avait de la place à  table pour les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, les infirmes,  les étrangers… pourvu que les richesses soient au mieux partagées.

Et de se voir ainsi d’accord sur l’essentiel, et de voir ainsi leurs vrais ennemis tenter de s’opposer à ce qui n’est que l’évidence, on se sentait fort, armé pour se remettre en marche. Premières luttes, premières victoires, on décida d’un grand festin. On voulait se donner plus de forces pour mieux repartir…


 

C’est au moment des ripailles que je sors de ce conte. Une pluie froide finit de laver les songes de la nuit. C’est dimanche, deuxième tour d’un scrutin. Noir ou bleu, j’ai le choix entre deux destins.



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