Le parti  pris de l'interdit

(Un nouveau conte politique)

Trou d'étoile

Je m'assois/ tout au bord/ d'une étoile/ et regarde la lumière/ se déverser/ de mon côté.

Elle passe/ à travers/ un petit trou/ dans le ciel.

Je ne suis pas très heureux/ mais je peux voir/ comment sont les choses/

           au loin

Richard Brautigan

 

Juin 1996. La Côte d'Azur a décidé ce jour-là de mériter son nom. Un bleu dense dévore le ciel et les regards s'y brûlent. Il arrive que quand un paysage ressemble à ce point au racolage d'une agence de voyages lowcoast, la vie, les envies, les désirs s'y noient. Pourtant les femmes et les hommes, en quête de chaleur et de séduction, font des efforts pour se mettre à l'épreuve, tenues légères pour cacher et dévoiler, mouler et dérober, aiguiser les appétits.

 

Sous les arcades de la place de l’Île de Beauté, face au Port de Nice, à la terrasse d'un bar un peu crasseux mais vivant, ils sont deux à converser, Edmond et (Lui). Cette rencontre, sans être tout à fait une habitude, n'est pas une première : Edmond cherche à satisfaire sa curiosité du parti communiste et (Lui) est avide, assoiffé, gourmand. Il sait d'expérience que chacune de ces conversations, où il parle peu mais écoute beaucoup, le nourrira pour longtemps.

 

Ce qui rend Edmond précieux aux yeux de (Lui), c'est que c'est un artiste et un homme « essentiel ». (Lui) entend par là qu'Edmond semble ne jamais s'encombrer. L'argent, l'apparence, la possession, le pouvoir, rien de ce qui fait courir les hommes d'aujourd'hui ne semble compter à ses yeux. Ce qui compte pour Edmond, c'est la vie, l'art, le beau, les amours, les femmes, le sexe, la politique vraie, les autres - « l'altérité » comme il dit. L'essentiel.

 

Chaque discussion avec Edmond, c'est dix ou vingt ans de travail derrière.

 

Edmond avait dit un jour à (Lui) : « Après cinquante ans de communisme, il faudra qu'il y ait encore des mendiants. Je ne peux pas imaginer un monde vivable sans que des hommes et des femmes restent en marge ». Cela avait changé ses convictions, ses conceptions.

 

Aujourd'hui, Edmond parle à (Lui) de la création, de l'art. Il dit : « Créer, c'est aller là où c'est interdit, là où ça fait mal, là où ça fait peur ». Depuis, (Lui) se demande si la création en politique, l'innovation politique, c'est aussi aller là où c'est interdit, là où ça fait peur, là où ça fait mal.

 

(Lui) croit en cette idée.

 

Deux géants étayent cette certitude : Nelson Mandela et Yitzhak Rabin. Deux hommes de convictions, des combattants et leaders décidés, qui ne se sont pas reniés mais ont dépassé, sublimé leur idéal pour l'intérêt de leurs peuples et de la paix. Ils ont été là où c'est interdit, là où ça fait mal, ils ont osé. Mandela a réussi (sans doute n'était-il pas seul), Rabin a échoué et l'a payé de sa vie (sans doute était-il trop seul).

 

Y aura-t-il d'autres Mandela, d'autres Rabin ?

 

11 janvier 2015. Entre dix « like » pour des petits chats, des bébés mignons et un « je kiffe Justin Bieber », une jeune fille de 18 ans poste sur sa page Facebook « je suis fière d'être Française et d'avoir participé à cette manifestation, fière de la France debout pour ses valeurs Liberté, Égalité, Fraternité !!! »

 

 

13 décembre 2015. En attente des résultats du second tour de l'élection régionale et des conclusions de la COP 21, Edmond s'offre et offre « un dessin de vie ». 

 

 

Décembre 2015. La France. Paris. Le pays des lumières. La ville lumière… Les lumières se sont éteintes. La France n'adresse plus au monde qu'un petit message aigre d'intolérance, de peur, de guerre. Même la COP 21 ne sauvera pas la mise.

 

Les lumières se sont éteintes dans l'incertitude généralisée du précaire. L'autre est devenu le concurrent, le différent est devenu l'étranger, le pauvre est dénoncé dangereux, le plus faible que soi est l'ennemi à la portée de tous.

 

Faramineux progrès, on a proclamé comme une victoire la fin des idéologies politiques. Dans ce trou noir se sont engouffrées les idéologies religieuses. Et comme il ne peut y avoir de trêve dans les guerres de religions, les intégrismes ont gagné la partie et les textes sacrés se fraient leurs chemins à la kalachnikov.

 

Les écrans vomissent en boucle leurs distractions bien lisses, produites par des animateurs vulgaires. Le débat politique s'humilie sur les plateaux des amuseurs. Les JT se vautrent dans le fait divers, les micro trottoirs et les reportages culpabilisants de proximité : aux millions de chômeurs, ont dit qu'à Blainville-sur-Orne trois offres d'emploi n'ont pas trouvé preneurs. Demain, notre enquête nous conduira à Saint-Germain-lès-Arpajon...

 

Les regards ont pâli. A 22 heures, plus de lumières aux réverbères. Plus de guirlande à la Noël, ou seulement rachitiques. Plus de spectacle, plus de projection, plus de concert, plus de représentation... Sans loi ni débat, on a décrété le couvre-feu, bien avant l'état d'urgence. Le couvre feu de l'austérité.

 

On nous a dit qu'un peuple n'est grand que dans le sacrifice. On nous a dit qu'un peuple n'est sûr qu'en uniforme. Et ça tombe bien, on nous a dit : « nous sommes en guerre ». On a définitivement perdu la guerre contre le chômage et la pauvreté, il était temps d'ouvrir un nouveau front. Guerre au terrorisme ! Cette guerre est sans fin qui produit de nouveaux monstres, de nouveaux kamikazes, à chaque fois qu'on proclame une victoire. Mais dans cette guerre, les dirigeants peuvent afficher les visages graves et décidés, l'air martial des adjudants-chefs. L'heure est aux discours belliqueux adressés à l'ennemi et à l'empathie ostentatoire envers les victimes. Dans cet exercice, la cote de popularité se redresse mieux que les courbes du chômage. Contredire c'est briser l'unité nationale. Réfléchir, c'est excuser l'ennemi. On triomphe sans combattre, à coup sûr... Médiocres vainqueurs !

 

Les regards se sont ternis. Il est désormais interdit de croire aux jours heureux. « Le bonheur est totalitaire ». Vivre bien de son travail est un scandale ; aimer de tout son cœur, de tout son sexe est un péché ; la culture est un luxe impardonnable ; le service public est un anachronisme et la protection sociale une gabegie... Le malheur est le seul programme politique que la raison d'état tolère.

 

Qui a éteint la lumière ? Qui a interdit aux yeux de briller ?

 

Dans les petites entreprises, asséchées par la politique de l'offre et la frilosité bancaire, se multiplient les faillites. Les multinationales pompent leurs sous traitants et dilapident le capital pour arroser les actionnaires de dividendes improbables.

 

La politique sombre dans les contorsions d'une gauche défigurée. Ceux qui, à gauche, veulent résister, se dispersent dans des querelles balourdes et désespérantes. La droite oublie qu'elle a su, dans l'Histoire, être une grande dame, et se complaît dans la traînée fangeuse de l'extrême droite pour s'offrir un lifting racoleur.

 

Par calcul, les gouvernants ont fait de l'extrême-droite l'opposant unique, universel et systématique. Du coup, chaque contrariété, chaque colère devient motif de voter pour elle. Dans les crânes se repaissent les vautours et les urnes débordent de bulletins aux noirs desseins.

 

 

En allant vers 2017. Le soleil au couchant n'avait pourtant pas dit son dernier mot. Dans les écoles, les collèges, les lycées, des enseignants par dizaines de milliers, faisant fi des consignes ministérielles, expérimentaient des pédagogies qui arrachaient des élèves sans avenir aux griffes de l'ignorance, de la facilité et de l'incivilité. Dans les hôpitaux publics dévastés par l'austérité, les soignants combattaient la maladie et la mort, et l'espérance de vie l'emportait encore. Les cheminots continuaient de faire rouler les trains brinquebalants sur des rails incertains et les conduisaient sans accident majeur à bonne gare. Dans les usines, les bureaux et les administrations, des millions de salariés, dopés aux anxiolytiques et antidépresseurs, dérogeaient aux prescriptions managériales pour effectuer du bon travail. Les artistes, debout contre la distraction, offraient leurs productions de vie.

 

La société tenait, malgré le naufrage de la finance et des politiques publiques, portée par le travail et la création qui en était les derniers ressorts.

 

Harassés, pâles, les yeux délavés par la vanité de leurs efforts à se redresser, les communistes lançaient alors « l'appel de la dernière chance ». Cet appel disait : d'abord le programme ! Et il soumettait à la discussion et la délibération de tous une proposition en 10 points.

 

  1. On revalorise le travail par l'augmentation des salaires, en commençant par le SMIC.

  2. On en finit avec l'austérité et on vote un budget d'investissements massifs pour les services publics, l'école, la culture et les collectivités locales.

  3. La retraite est fixée à 60 ans et moins pour les métiers pénibles (le critère selon lequel il est pénible de supporter son patron ne sera cependant pas pris en compte).

  4. Des « conseils du travail et de la création » sont constitués dans toutes les entreprises, les services publics, les unités de recherche et de culture. Par la discussion, travailleurs, salariés, enseignants, chercheurs, créateurs et artistes y définissent, avec les directions et les propriétaires, les stratégies, méthodes, programmes et objectifs des entreprises et unités concernées. 25% du temps de travail au minimum est consacré à ces palabres. (ce qui devrait constituer un gain de temps productif considérable).

  5. Le combat contre le réchauffement climatique, la lutte pour la biodiversité, la construction de logements accessibles, la réhabilitation des logements pour l'efficacité énergétique, le développement du transport voyageurs et marchandises par rail, fluvial et maritime, et la transition pour en finir avec les énergies carbonées sont déclarées priorité nationale.

  6. La Constitution de la cinquième République est déclarée obsolète. Une constituante est convoquée.

  7. La France lance un appel pressant aux gouvernements et aux peuples d'Europe à constituer un « front des peuples et des états du refus de l'austérité ».

  8. Le droit des jeunes, le droit des anciens, le droit des femmes, le droit des enfants, le droit des adultes, sont déclarés grandes causes nationales prioritaires.

  9. La France se déclare ouverte à l'accueil de toute la misère du monde. Elle déclare la Paix universelle, proscrit la guerre et les interventions armées extérieures, engage des négociations générales pour un désarmement total.

  10. La déchéance de nationalité est proscrite. La déchéance à vie de l'identité de gauche est prononcée à l'égard de François Hollande, Manuel Valls et Jean-Christophe Cambadelis. (Mesure plus symbolique qu'efficace, concède le parti communiste).

 

 

Les communistes précisent évidemment que ces propositions ne sont pas à prendre ou à laisser mais constituent une contribution au débat citoyen qui devra en trancher.

 

« Oui mais, oui mais, oui mais... », interpellent les journalistes et chroniqueurs. « Un programme c'est bien joli mais qui va être le candidat ? » « Nous proposons une méthode car il y a de multiples candidats possibles », répondent les dirigeants du PCF. D'abord, ils affirment qu'il faut une candidature commune pour porter le programme tel qu'il sera défini par les collectifs citoyens rassemblés. Deuxièmement, ils affirment qu'il y aura un candidat proposé pour cette candidature par le Parti communiste. Cette proposition sera décidée démocratiquement par les communistes eux-mêmes qui en ont déjà longuement débattu. Il s'avère à l'issue du débat entre militants PCF qu'ils devront trancher entre trois propositions : Gérard Aschieri, Philippe Torreton et Nicolas Hulot.

 

« Oui mais, oui mais, oui mais » interpellent journalistes et chroniqueurs, « cela veut dire qu'il n'y aura pas de candidat communiste... » « Nous allons choisir un candidat à la candidature. Il ne sera pas communiste. Nous pensons que dans cette crise de la politique, il faut donner la parole à la société. Et nous ne le cachons pas : il ne s'agit pas de s'effacer, nous croyons à la politique et nous pensons ainsi contribuer à la réhabiliter. Et nous croyons en l'avenir du Parti communiste, à son utilité, c'est un moyen de le montrer ».

 

« Oui mais, oui mais, oui mais », interpellent les journalistes et chroniqueurs, « il y aura d'autres candidats ». « Sans doute, alors il faudra organiser des primaires ».

 

« Oui mais, oui mais, oui mais », interpellent les journalistes et chroniqueurs, « qui pourra y participer ? » « Tous ceux qui, comme l'a dit Philippe Torreton au lendemain du 13 décembre, veulent rester de gauche, vraiment, réellement de gauche à en mourir, de gauche à en tenir bon sous la mitraille. Ceux là pourront être candidat à la candidature et pourront participer au vote pour désigner le candidat. »

 

« Oui mais, oui mais, oui mais », interpellent les journalistes et chroniqueurs, « est-ce qu'un socialiste pourrait être candidat ? » « S'il est de ceux qui veulent rester de gauche, vraiment, réellement de gauche à en mourir, de gauche à en tenir bon sous la mitraille, pourquoi pas ? »

 

« Oui mais, oui mais, oui mais », interpellent les journalistes et chroniqueurs, « comment se déroulera la campagne ? » « Il pourrait y avoir un conseil politique réunissant tous les candidats à la candidatures qui n'ont pas été retenus ainsi que les responsables des partis et organisations qui soutiennent le candidat. Et il pourrait y avoir un comité d'éthique de la candidature commune, composé de personnalités morales consensuelles ».

 

Sur ces mots, il n'y eu plus de « oui mais... »

 

 

Juin 1996. Edmond à dit à (Lui) que le monde allait trop vite et que c'était pour ça qu'il y a besoin de sociologues en nombre. Ils n'ont pas le temps d'examiner la société qu'elle a déjà changé. Mais (Lui) pense que peut-être est-ce seulement l'apparence du monde qui change au point de devenir insaisissable. C'est le monde virtuel des médias immédiats, des chaînes d'infos continues, le monde du gazouillis politique, des réseaux qui n'ont de sociaux que le nom tant ils organisent la pensée conforme et confortable. C'est le monde de l'impatience avide des actionnaires qui transforme en finance les embryons morts-nés de la production. C'est un monde qui de fait, n'existe pas sauf qu'il prend toute la place dans l'imaginaire des hommes. Il n'existe tellement pas qu'il saute aux yeux.

 

Le cœur du monde réel, lui, bat au rythme du travail bien fait, de la pensée construite, de l’apprentissage professionnel et citoyen. Au rythme du cheminement de la conversation, de la confrontation féconde.

 

Est-ce qu'il suffirait de montrer ce monde réel pour que tout ce qui semblait insaisissable se mette à la portée de chacun, que tout devienne intelligible ? Sans doute cela ne suffirait pas. Il faudrait encore aller là où c'est interdit, là où ça fait peur, là où ça fait mal.

 

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