Ce monde raconté à ma petite-fille (et peut être à quelques autres personnes)  

 

Ce monde, petite Alix, à peine il t’accueille qu’il pique tes yeux et gratte ta gorge fragile, bébé. Il baigne dans l’épaisseur des particules fines, dans le pincement des injustices et dans le dégoût des violences et des incendies. Il tangue en équilibre éphémère sur la ligne de crête, juste au bord du vertige, mais c’est ton monde. Le tien, bien que tu ne l’ais pas choisi. (Moi non plus d’ailleurs je ne l’ai pas choisi, même si souvent, quand je m’y regarde avec lucidité, je peine à tenir à distance les assauts amers de la culpabilité.)

« Voilà ton monde », je n’ai aucun autre présent à t’offrir.

Peut-être vas-tu t’en accommoder, tant d’autres, les yeux clos, l’on fait. Peut-être vas-tu le refuser, chercher à le fuir, ils sont nombreux à l’avoir tenté, toujours en vain. Ou peut-être, comme beaucoup avant toi, vas-tu essayer d’inventer un autre monde.

« Tu vas le chercher où, cet autre monde ? » Dans les discours prophétiques ? Dans l’engourdissement des drogues ? Dans les nuages épuisés des utopies achevées ? Garde-t’en : c’est la face cachée des grandes paresses, la bonne conscience de l’impuissance, le camouflage à l’atermoiement des matamores…

Ne fuis pas ce monde et ne vas pas en chercher un meilleur ailleurs. Empare-t-en, fais-le tien, donne-lui tes couleurs d’héroïne de bande dessinée, donne-lui ta musique, donne-lui ton assurance paisible et ta force inquiète.

Prends-le, ce monde, cherche à le comprendre, utilise les arsenaux de la science, les intuitions des poètes, les leçons de l’Histoire. Ne cherche pas un autre monde hors du temps et de l’espace, cherche à transformer le tien, le nôtre.

Si tu es décidée à ça, à changer ce qui existe plutôt qu’à gober les mirages, alors tu poseras les bonnes questions. Celles qui donnent réponses.

Cherche ! Mais ne cherche pas dans les lagunes où l’eau turquoise vient lécher le blanc d’un sable bordé de palmiers… Laisse-ça aux agences de voyages et aux clubs de vacances. Ne cherche pas non plus dans la caressante ondulation des blés, des grandes plaines fertiles, dans les vertes prairies aux pentes douces… laissent les mensonges rassurants et pâteux aux instituts de « com. » et de sondages, aux faiseurs d’opinion et de rois.

Toi, tu chercheras dans les à-pics et les crevasses, dans les torrents et les orages, dans les récifs, les tempêtes et les brisants. Tu chercheras dans les plis de ce monde, où s’affrontent l’ancien et le nouveau. C’est là que se décèlent et s’annoncent les conquêtes radicales.

Ne reste pas seule. Inscris-toi dans les recherches et envisage avec bienveillance toutes les volontés qui osent, toutes les mains qui se tendent.

Et ne te demande pas trop « où aller et jusqu’où ? », ce ne sont pas les questions premières. Invente surtout, invente sans cesse  au gré des circonstances, de nouveaux « comment faire ? », « comment mettre de l’humanité dans ce monde inhumain ? ». Et comment vivre ta vie de petite fille, de femme indocile. Ta vie d’héroïne de bande dessinée, pas dans sa bulle, mais les deux pieds sur la planète Terre et ce monde à changer.

 

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