1er mai
Nouvelles du front. Pour le 1er mai, « ON LÂCHE RIEN ! »
(Mais au fait, qu’est-ce qu’on tient ?)
2 mai
Nouvelles du front. C’est samedi. Hier c’était jour férié, le 1er mai. Et demain c’est dimanche. Alors aujourd’hui, je me sens coincé, entre dimanche et jour férié. Confiné pour tout dire. Bon je n’ai rien à penser, rien à dire aujourd’hui. Mais Raymond Carver, lui, oui.
« Pluie »
« Me suis réveillé ce matin avec
un besoin terrible de passer la journée au plumard
à lire. Y ai résisté une minute.
Puis j’ai regardé par la fenêtre la pluie.
Et abandonné. Me suis entièrement
confié à la garde de ce matin pluvieux.
Est-ce que je revivrais ma vie ?
Commettrais les mêmes erreurs impardonnables ?
Oui, à la moindre occasion. Oui. »
J’adore la poésie américaine.
3 mai
Nouvelles du front. Poème
L’iris d’ocre
Pourquoi ces mensonges qui désespèrent ?
Pourquoi dire puis dédire ? Toi qui devrais
tenir de lui, où veux-tu tenir le peuple ?
Dans l’étroit tunnel de l’enfance ?
Dans la crasse de l’ignorance ?
Sous le talon de la puissance usurpée ?
Je ne vais pas détourner mon regard
Je chemine le long de mon âge
je pourrais regarder de mes yeux pâles
s’ouvrir l’iris d’ocre comme un refrain familier.
Détaché des ombres menacées je pourrais
faire juste les pas pesants qui me restent
respirer les derniers printemps
sourire aux rouges-gorges à qui
je dispense des graines de tournesol
achetées à l’hypermarché rayon jardinage
Je pourrais faire chaque jour et les yeux
fermés la promenade vers l’estran
et la prairie ou guette le héron
Je pourrais me délecter sur la toile
du spectacle des distractions hystérisées
et m’enfoncer dans un grand duvet de paresse
Je pourrais me rouler dans
les souvenirs qui font encore tiédir
mon sang et frémir mes membres
Je ne veux rien me refuser
Ce n’est déjà plus l’heure
Sur les temps désolés se lève une aube
Je ne vais pas dire aux jeunes gens
quels chemins défricher. Je n’ai pas
fréquenté l’horizon autant que j’ai voulu
le faire croire. Les routes que je connais
n’ont pas menées plus loin que le bout de mon nez
Ma lucidité ne vagabonde que sur les temps anciens.
Mais j’ai suffisamment accumulé
de colères et d’erreurs pour
ne pas vouloir partager
Si j’avais le temps je danserais
sur les mensonges qui désespèrent
dans le vaste espace de l’enfance
C’est un vœu, pas un regret : J’ai bien trop
mis mes pas dans les douves des forteresses
gardé les anciens palais peuplés de courants d’air
Assez ! Assez, assez
de vous défendre, assez d’honorer le passé
ne vous interdisez plus aucune conquête
Épousez les remous des torrents et des fleuves
les tourbillons infréquentables. Il n’y a pas
d’autre lueur qu’en regardant vers la mer.
4 mai
Nouvelle du front. Ce midi, alors que nous avions planté notre cantine au bord de la tranchée (on déjeunait sur la terrasse, quoi !), un écureuil est venu nous rendre visite. Un beau brin de brun, avec le ventre blanc de neige. Il jouait, courait montait, descendait dans le mirabellier. « Tu me donnes le tournis lui ai-je dit agacé. Arrête un peu tes cabrioles. » Il a mis sa queue en point d’interrogation, étonné sans doute de ce discours. « Nous sommes le 4 mai et j’ai jusqu’au 11 pour profiter de votre confinement, m’a-t-il rétorqué. Alors supporte encore un peu mes galipettes, parce que moi, je vais devoir de nouveau vivre avec les pétarades de vos moteurs et vos particules fines ». « Tu te trompes, lui ai-je lancé. Le jour d’après, plus rien ne sera pareil ». « Je préfère quand vous êtes confinés, m’a-t-il répondu. C’est plus sûr. »
5 mai
Nouvelle du front. Poème et pas poème.
On m’a dit qu’on n’avait qu’une vie et que je ferais bien d’en profiter un peu… Mais moi des vies, j’en ai dix, j’en ai cent. J’en ai une pour l’aimer et une pour ne pas l’aimer. J’en ai une pour la vérité et l’autre pour le mensonge. J’en ai une pour le courage et une pour la paresse. Une pour l’avancée et une pour la fuite. J’en ai une pour le printemps et une pour le grand hiver. Une pour le cerisier et une pour la châtaigne. Des vies, pour tous, en veux-tu en voilà ! Quelle blague cette histoire : « On n’a qu’une vie » ! Le bobard du siècle ! La « fake news » universelle !
6 mai
Nouvelles du front. Nous allons vers la métamorphose. Il faudra bien que le monde incapable cède place. La grande tension est là. Les forces cramponnées tiennent encore les positions élevées. Et de là bombardent la plaine. Nous pourrions être hébétés de cette violence et incliner les têtes. Mais nous pouvons aussi serrer les dents et convoquer notre courage. Et comme Aimé Césaire, proclamer la révolte.
« Mes beaux jours, c’est quand,
sans scrupule, furibond tourbillon cynique,
ricanant de toute proie enfermée dans la serre de mes remous,
je m’élance
aveugle
à mort
amok.
Ça c’est mes jours glorieux
rageurs
vengeurs. »
7 mai
Nouvelles du front. Ce matin, j’ai accepté qu’on me fasse un drôle de truc : aller voir ce qui se passe vraiment dans mon cerveau. Je ne l’ai pas fait sans angoisse : l’IRM n’est pas l’examen le mieux recommandé pour un claustrophobe comme moi. Je l’ai fait quand même et il m’a fallu prendre sur moi. J’attends à présent les résultats. Non sans appréhension à nouveau. C’est que dans ma boîte crânienne, il y a ces temps-ci un tel bordel que je me demande ce qu’ils vont bien pouvoir en dire. Et je n’avais pas pris le temps de faire le ménage avant d’y aller.
8 mai
Nouvelles du front. Ce matin je suis monté sur la balance, l’aiguille penchait franchement à droite. Il m’est venu comme un doute. Mais en me regardant dans la glace, j’ai été bien rassuré : non, non, ce n’est pas que je grossis, c’est que mes cheveux poussent !
Enfin ça m’a rappelé un poème de Raymond Queneau. Je vous l’offre. Le titre c’est :
« Maigrir »
« Y'en a qui maigrissent sur la terre
Du ventre, du coccyx, ou des genoux
Y'en a qui maigrissent le caractère
Y'en a qui maigrissent pas du tout
Oui, mais :
Moi je maigris du bout des doigts
Oui, du bout des doigts
Oui, du bout des doigts
Oui, du bout des doigts
Moi j'maigris du bout des doigts
C'est c'qui y'a d'plus distinglé
L'aut'jour, Boulevard de la Villette
V'là que j'rencontre le bœuf à la mode
J'lui dis :
Tu m'as l'air un peu blette
Viens que je te paye une belle culotte
Seulement j'ai pas
Pu parce que :
Moi j'maigris du bout des doigts
Oui, du bout des doigts
Oui, du bout des doigts
Oui, du bout des doigts
Moi j'maigris du bout des doigts
C'est c'qui y'a d'plus distinglé
Depuis c'temps-là j'fais plus d'gymnastique
Et j'm'abstiens des sports divers
Et comme avec fureur je m'astique
Je pense que si je persévère
Eh bien :
J'maigrirai du bout des doigts
Oui, du bout des doigts
Oui, du bout des doigts
Oui, du bout des doigts
J'maigrirai même de partout
Même de l’extrémité du cou »
9 mai
Nouvelles du front. Puisque hier c’était l’anniversaire de l’armistice, la victoire sur le nazisme, on ne devrait plus être en guerre. Donc à partir d’aujourd’hui, plus de nouvelles du front. On a pourtant sacrifié au rituel confiné de la promenade, jusqu’à un kilomètre de la maison (avec l’attestation réglementaire). Au retour on passe toujours par la petite chapelle du hameau, et c’est là, enfin à proximité, que j’ai rencontré un hérisson. Je me suis dit que sa conversation ne manquerait pas de piquant. Donc on a parlé un peu. Il m’a fait comprendre qu’il venait de faire un petit tour dans la chapelle, parce qu’il était très pieu. Je lui ai dit que moi, mécréant, je ne détestais pas l’ambiance de la chapelle, que ce n’était pas pour moi un lieu confiné dans les rites religieux mais un endroit de calme et de méditation que j’appréciais. Et pour bien me faire comprendre, me sont venus quelques vers de Guillevic :
« On peut bien dans le noir
Allumer la bougie
Et s’asseoir auprès d’elle
Sur la table posée
Pour le très grand plaisir
De regarder la flamme. »
Et seulement pour ce très grand plaisir.
10 mai
Depuis ce matin, je danse avec la danseuse dessinée par Edmond Baudoin. Je ne sais pas danser mon corps est gourd et balourd, je ne lui ai jamais accordé le courage d’embrasser les espaces, et de dessiner l’air. Je l’ai toujours tenu dans un carcan et pourtant, depuis ce matin, je danse avec une danseuse italienne et Edmond Baudoin qui l’a croquée. Alors il faut, à la veille du dé-confinement, qu’on réfléchisse à cette chose essentielle qu’est l’émotion. La danseuse italienne est descendue dans la rue. Elle est allée au-devant. Edmond l’a croquée puis a mis son dessin à disposition par l’intermédiaire des réseaux sociaux. D’une autre manière.il est allé au-devant. En ces temps confinés, beaucoup d’autres l’ont fait. Le monde de la culture est très inquiet et il y a de quoi. Je crois, moi, que sans attendre les décisions d’en haut, du président-menteur et de son ministre inexistant, sans attendre même les débats et les colloques, et les forums, tous les artistes, les poètes les écrivains, les chanteurs, les comédiens, les musiciens… avant toute réflexion sur l’avenir de leurs compagnies, de leurs pratiques artistiques, sur leur propre avenir, aient comme premier soucis d’aller au-devant, de créer l’émotion, de toutes les façons possibles, dans tous les lieux possibles et surtout les plus improbables, et les lieux interdits. Alors, s’ils font ça, s’ils vont au-devant pour créer l’émotion partout, ils feront de la culture, de l’art, de la création les clés du monde d’après. (Je dis ça mais je ne suis pas artiste, alors ça m’est facile)
11 mai
On s’imaginait un voyage d’éclats de rire et un grand saut dans le soleil et puis…
C’est une journée normale. Avec de fortes bourrasques au dehors, et dedans, rien qu’une inquiétude tranquille. Et puis…
On imaginait de grandes tablées, des nappes blanches et du vin de garde débouché avec cérémonie. Et les poignées de mains et les caresses, les embrassades à lèvres débridées, et puis…
Il faut s’y faire, les baisers ne sont pas encore à l’ordre du jour.
12 mai
Aujourd’hui avec Abdellatif Laâbi :
« Le soleil se meurt
une rumeur d’homme à la bouche
C’est une étrange soif
quand grisonnent les idées
et que l’amour à peine commence
Qui parle
de refaire le monde ?
On voudrait simplement
le supporter
avec une brindille
de dignité
au coin des lèvres
Demain l’incertain
encore plus incertain que l’hier
Il faudra pour se rendre
au chevet du soleil
trouver les fleurs vivantes
les oranges non traitées
le sourire à peu près sincère
se présenter et dire
dans le charabia qui reste :
De quel mal souffres-tu ?
Est-il humain
rien qu’humain ? »
13 mai
Comment allons-nous faire, nous les retraités, pour nous montrer solidaires des soignants ? Nous ne pouvons pas leur offrir des jours de congé. Mais je m’inquiète pour rien : chez les députés En Marche et au gouvernement, l’imagination est sans limite !
14 mai
Aujourd’hui un poème (pas pour de vrai).
À peine devant l’écran
je suis à cran.
Le pointeur pointe son nez
vadrouille sur le bureau
en désordre.
La souris n’obéit plus qu’à mes
tremblements et déjoue tous
mes pièges à rat.
Je claque des clics improbables
sur son oreille droite
puis gauche
sans jamais atteindre la cible
et les applis s’appliquent
à me perdre.
J’essaie avec le clavier
c’est mieux. Je suis aux anges.
Mais la connexion Orange
m’annonce sa perte.
Plus de barre, j’en ai marre
marre de ces piques ciel.
C’est décidé je sors
et ça tombe bien :
Le pixel est bleu, pas un cloud.
15 mai
Eh bien voilà qu’hier, lors de la promenade, nous avons aperçu dans un champ, tout près des eaux du Golfe, trois beaux hérons « au long bec emmanché d’un long cou ». Et cela m’a rappelé quelques vers de la morale de cette fable de La Fontaine. Je les trouve assez… politiques.
« Ne soyons pas si difficiles :
Les plus accommodants, ce sont les plus habiles ;
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner,
Surtout quand vous avez à peu près votre compte. »
La Fontaine avait sans doute trois fois raison.
16 mai
Les appels pour construire « un monde d’après » se multiplient et nous devons nous en réjouir comme l’a fait hier Fabien Roussel. Participer. Nous montrer pour ce que nous sommes, partisans toujours des rassemblements honnêtes et agissants. Mais quel peut être l’apport particulier des communistes à ces rassemblements, dans ces débats, dans ces luttes ? Sans doute quelques idées programmatiques originales qu’il faudra savoir confronter avec d’autres, non pour les faire prévaloir à toute force mais pour, précieuses qu’elles sont comme des cristaux, en trouver les arêtes communes. Surtout, ce que nous devons apporter de plus « communiste » à ces débats et aux mouvements les plus divers auxquels ils doivent donner lieu, c’est une conception réellement radicale de la démocratie : celle de l’émancipation individuelle et collective, celle de l’appropriation réelle des pouvoirs par les salariés et les citoyens. Sans négliger les enjeux institutionnels, cette démarche de rassemblement démocratique, cette unité, ne peut être le produit d’une logique électorale.
17 mai
Comme les jours passent dans une routine routinière, on oublie de se faire des cadeaux et c’est vrai, qu’à part la tarte à la rhubarbe qu’elle m’a cuisinée ce matin… Heureusement, Marceline Desbordes-Valmore a pensé à moi, j’en suis certain, en écrivant ce poème : « L’aveu permis »
« Viens, mon cher Olivier, j’ai deux mots à te dire ;
Ma mère l’a permis, ils te rendront joyeux.
Eh bien, je n’ose plus. Mais dis-moi, sais-tu lire ?
Ma mère l’a permis, regarde dans mes yeux.
Voilà mes yeux baissés. Dieu ! que je suis confuse !
Mon visage a rougi ; vois-tu, c’est la pudeur.
Ma mère l’a permis, ce sera ton excuse ;
Pendant que je rougis, mets ta main sur mon cœur.
Que ton air inquiet me tourmente et me touche !
Ces deux mots sont si doux ! mon cœur les dit si bien !
Tu ne les entends pas, prends-les donc sur ma bouche
Je fermerai les yeux, prends, mais ne m’en dit rien. »
Merci Marceline !
18 mai
Par arrêté municipal suivant les « recommandations » de l’arrêté préfectoral qui met en œuvre les décrets nationaux, l’accès à la plage du Moustoir d’Arradon (Morbihan) est interdit jusqu’à nouvel ordre. Cette « plage », qui n’en est pas vraiment une, si elle était accessible, mettrait en péril toute la stratégie nationale du dé-confinement élaborée dans les cabinets ministériels (sous les conseils du conseil scientifique) et préfectoraux et suivis (sinon gare !) par la municipalité. En effet, il s’agit d’une cale permettant la mise à l’eau (à marée haute) d’un kayak, d’un paddle ou d’une planche à voile (à condition que ce ne soit pas en même temps). Elle permet aussi à quelques habitués (5 ou 6 peut-être bien l’été) de se mettre à l’eau pour faire trempette. Elle ne permet pas d’y étendre plus de trois serviettes car sinon, il faudrait les étendre dans la vase. Quand écrirons-nous dans la Constitution de la République que la désobéissance à des décrets et arrêtés stupides, est non seulement autorisée mais absolument obligatoire ?
19 mai
Ce n’est pas avec elle qu’a commencé ma vie. Il y eu nombre de vies avant elle. Je ne parle pas seulement des amours. Ils ne tenaient alors pas autant de place. Parce que quand on est jeune, on bien d’autres chats à fouetter que d’aimer. La vie nous tire vers trop de paysages, plus que n’en retient la mémoire.
Mais maintenant, ma belle, quand nous sourions ensemble au ballet des mésanges, quand nous regardons le ciel d’un bleu à effacer les souvenirs, quand nous chérissons la routine opiniâtre... je n’ai rien de mieux à offrir à ma vie que t’aimer.
Je vis à partir d’elle, déjà et pour toujours.
20 mai
Il me tarde que se reformule en direct, dans des assemblées houleuses, ce que nous avons dit, écrit, affirmé, chacun chez soi, dans le confort de la solitude. Il me tarde de voir les sourires, ou les rires narquois, ou les hochements discrets de la tête, ou les yeux allumés d’intérêt, ou le dégoût affiché, pour telle ou telle de mes paroles. Vivre les assentiments comme les réfutations cinglantes. Nous avons dit, chacune et chacun, des choses définitives qui peuvent sans mal ou sans esprit chagrin être définitivement remises en cause. Nous avons asséné des jugements de cristal, là où devait se convoquer la souplesse des lianes. Il va nous falloir maintenant échanger, converser dans la complexité du monde. Face à la folie du choc qui vient, nous n’avons besoin d’aucun Vauban, d’aucune forteresse. Nous avons besoin de trouver dans les plis de ce monde, le monde nouveau que nous voulons.
21 mai
Au pied de la Chapelle Saint-Martin du Moustoir d’Arradon, il y a une stèle datant de l’âge de fer. C’est une grosse pierre lisse posée là. Avant, il y a peu de temps mais c’était avant, quand je voyais cette pierre bien lisse, je voyais battre un cœur. Le cœur d’une femme nue qui défiait de ses seins le clocher. Le cœur d’une femme qui refusait de vieillir, qui dansait sur tous les amants qu’elle avait connus et à qui elle chantait : « vous ne m’avez pas eue ! » Dans cette pierre lisse, il y avait ce cœur de femme libre et rebelle, qui refusait la froideur de l’éternité. Maintenant que je suis un peu poète (d’après ce qu’en disent quelques amis indulgents ou aveugles), quand je vois cette pierre, je vois une pierre.
22 mai
Mon ignorance est abyssale et je découvre seulement maintenant une poétesse russe, Anna Akhmatova, victime des répressions staliniennes. Et ses vers prennent au détour, de curieuses résonnances. « La sentence »
« Et le mot de pierre est tombé
Sur ma poitrine encor vivante.
Ce n’est rien, n’étais-je pas prête ?
Bien ou mal, je m’en tirerai.
Aujourd’hui j’ai beaucoup à faire :
Il faut que je tue ma mémoire.
Il faut que mon âme soit de pierre.
Il faut apprendre à vivre de nouveau.
Sinon… Le chaud murmure de l’été
Célèbre sa fête à ma fenêtre.
Je pressentais depuis longtemps
Ce jour si pur et ma maison déserte. »
23 mai
Dès l’apparition du premier cluster, nous avons dû respecter la distanciation sociale et les gestes barrière. Presque. On masque sans masque, on teste sans test, on désinfecte sans gel (où il y a du gel, il n’y a pas de plaisir), on réanime sans respirateur et avec un minimum de réanimateurs. Puis il a fallu se confiner. On ne sort pas sans attestation. Tout ça pour quoi ? Pour aplanir la courbe, bien sûr ! Maintenant on dé-confine. Vert ou rouge on dé-confine quand même. Les usines tournent, les métros et les bus roulent… Cadeau : vous aurez même droit à la plage. La plage, oui, mais dynamique seulement. Pourquoi ? Mais pour éviter la deuxième vague ! Une plage dynamique pour éviter la deuxième vague ? Au secours ! Je n’y comprends rien !
24 mai
C’est dimanche. Les plages sont fermées mais les églises sont ouvertes. Qu’on se rassure, les gestes barrières seront respectés. On pourrait envisager de remplacer, dans les bénitiers, l’eau par du gel hydro alcoolique. Mais je me demande si ce serait bon pour la santé des grenouilles…
25 mai
Il va bien falloir qu’une aube se lève, dit l’un. L’autre prétend que le crépuscule durera au moins mille ans. Qui croire ? Ni l’un ni l’autre quant à moi. Je ne crois qu’aux bourrasques d’un affrontement gigantesque. Le système va pousser ses feux désagrégateurs. En face, il faudra le bousculer de grandes vagues inventives. Il y faudra de l’espoir mais pas d’illusions. Il y faudra de la confiance aussi. Parce que le dernier mot n’appartiendra qu’à la multitude.
26 mai
Au retour de la promenade, j’aurais aimé que tu poses sur moi ton regard indulgent. Mais tu regardes la sitelle qui a fait du jardin son domaine et chasse verdiers et mésanges qui nous étaient si familiers. Et tu souris encore au lézard amoureux qui s’étire sur la pierre. Moi j’attends, penaud, un peu triste quand même de ton inattention. Soudain tu me regardes et un espoir me vient. (Existerais-je enfin à ses yeux ?) Alors tu me demandes : « As-tu donné à manger à la tortue aujourd’hui ? »
27 mai
Comment penser quand il n’arrive pas grand-chose depuis maintenant des semaines ? En m’engageant à livrer une pensée par jour, chaque jour de chaque mois de l’année 2020, je prévoyais une année riche d’événements, de rebondissements, de luttes et de fracas, d’étonnements, de rencontres magnifiques. Mais voilà que le temps confiné qui, au début, a donné à mon cervelet quelques histoires à se mettre sous la dent, s’écoule maintenant dans une langueur de palourde. De mon esprit lassé ne sortent plus que platitudes d’algues. C’est le printemps le plus ensoleillé mais les plages sont interdites. Mais vient, heureusement, le secours des poètes. Et dans un poème qui s’appelle « Nous, les communistes », Vladimir Maiakovski nous parle de ça :
« Communistes nous sommes parce que,
marchant sur la plage nue
quand déjà monte le bruit de la marée
nous continuons, dédaignant le refuge. »
28 mai
La sitelle, on l’imagine, à son nom
élégante demoiselle
jouant avec les pinsons
faisant la cours aux mirabelles
s’effaçant devant les mésanges.
Ne s’approchant de la mangeoire
qu’à léger coups d’ailes d’ange
attendant que vienne le soir…
Et bien vous avez tout faux !
Cette harpie
pour manger
met en charpie
près de cinq verdiers
Puis elle déserte le jardin
et s’offre ailleurs d’autres festins.
La sitelle, ce n’est pas beau !
29 mai
Grande chaleur et grosses bouffées de vent. On dirait des bourrasques de colère. Mais colère contre qui ? Qui a fait du mal à qui ? Qui peut bien en vouloir à qui ? Le monde n’est qu’innocence et bienveillance. Les colères ne traduisent qu’ingratitude ou manque de discernement. Je ne vois aucune autre explication.
30 mai
Assise sur un tabouret, le matin, quand le chêne offre encore son ombre fraiche, elle jardine. Je pensais jusqu’alors que jardiner, c’était faire pousser des plantes, des fleurs ou des pieds de tomates. Mais ce n’est pas du tout ça. Enfin de ce que je comprends. Elle, elle arrache des mauvaises herbes, elle taille, elle coupe, elle retire. Elle fait place nette en quelque sorte. Pour les salades et les rosiers, et la verveine fleur. Qui se débrouillent très bien sans nous.
31 mai
Ce matin le jardin a reçu la visite du geai. Bec cruel et plumes chamarrées, il s’y est installé en maître. Plus un passereau n’a osé se montrer. Mésanges, moineaux, verdiers, grives et même les merles se sont cachés dans les feuillages denses, lançant leurs cris d’alerte. Seul ce gros balourd de pigeon ramier s’est posé sur la pelouse. Inattention plus que courage, il a vite déguerpi. J’ai laissé faire. Je ne me mêle pas des affaires des autres, surtout quand ce sont des oiseaux. Pour ce qui est des humains, je dis parfois ce que je pense, juste comme ça. Pour ce que ça sert…