Mes pensées quotidiennes de mai 2020

1er mai

Nouvelles du front. Pour le 1er mai, « ON LÂCHE RIEN ! » 

(Mais au fait, qu’est-ce qu’on tient ?)

 

2 mai

Nouvelles du front. C’est samedi. Hier c’était jour férié, le 1er mai. Et demain c’est dimanche. Alors aujourd’hui, je me sens coincé, entre dimanche et jour férié. Confiné pour tout dire. Bon je n’ai rien à penser, rien à dire aujourd’hui. Mais Raymond Carver, lui, oui.

« Pluie »

« Me suis réveillé ce matin avec 

un besoin terrible de passer la journée au plumard 

à lire. Y ai résisté une minute.

 

Puis j’ai regardé par la fenêtre la pluie.

Et abandonné. Me suis entièrement 

confié à la garde de ce matin pluvieux.

 

Est-ce que je revivrais ma vie ?

Commettrais les mêmes erreurs impardonnables ?

Oui, à la moindre occasion. Oui. »

 

J’adore la poésie américaine.

 

3 mai

Nouvelles du front. Poème

 

L’iris d’ocre

 

Pourquoi ces mensonges qui désespèrent ? 

Pourquoi dire puis dédire ? Toi qui devrais

tenir de lui, où veux-tu tenir le peuple ?

 

Dans l’étroit tunnel de l’enfance ? 

Dans la crasse de l’ignorance ? 

Sous le talon de la puissance usurpée ?

 

Je ne vais pas détourner mon regard

 

Je chemine le long de mon âge

je pourrais regarder de mes yeux pâles

s’ouvrir l’iris d’ocre comme un refrain familier. 

 

Détaché des ombres menacées je pourrais

faire juste les pas pesants qui me restent

respirer les derniers printemps

 

sourire aux rouges-gorges à qui

je dispense des graines de tournesol

achetées à l’hypermarché rayon jardinage

 

Je pourrais faire chaque jour et les yeux

fermés la promenade vers l’estran

et la prairie ou guette le héron

 

Je pourrais me délecter sur la toile

du spectacle des distractions hystérisées

et m’enfoncer dans un grand duvet de paresse

 

Je pourrais me rouler dans 

les souvenirs qui font encore tiédir 

mon sang et frémir mes membres

 

Je ne veux rien me refuser

Ce n’est déjà plus l’heure

Sur les temps désolés se lève une aube

 

Je ne vais pas dire aux jeunes gens

quels chemins défricher. Je n’ai pas

fréquenté l’horizon autant que j’ai voulu

 

le faire croire. Les routes que je connais

n’ont pas menées plus loin que le bout de mon nez

Ma lucidité ne vagabonde que sur les temps anciens.

 

Mais j’ai suffisamment accumulé

de colères et d’erreurs pour 

ne pas vouloir partager

 

Si j’avais le temps je danserais

sur les mensonges qui désespèrent

dans le vaste espace de l’enfance

 

C’est un vœu, pas un regret : J’ai bien trop

mis mes pas dans les douves des forteresses

gardé les anciens palais peuplés de courants d’air

 

Assez ! Assez, assez

de vous défendre, assez d’honorer le passé

ne vous interdisez plus aucune conquête

 

Épousez les remous des torrents et des fleuves

les tourbillons infréquentables. Il n’y a pas

d’autre lueur qu’en regardant vers la mer.

 

4 mai 

Nouvelle du front. Ce midi, alors que nous avions planté notre cantine au bord de la tranchée (on déjeunait sur la terrasse, quoi !), un écureuil est venu nous rendre visite. Un beau brin de brun, avec le ventre blanc de neige. Il jouait, courait montait, descendait dans le mirabellier. « Tu me donnes le tournis lui ai-je dit agacé. Arrête un peu tes cabrioles. » Il a mis sa queue en point d’interrogation, étonné sans doute de ce discours. « Nous sommes le 4 mai et j’ai jusqu’au 11 pour profiter de votre confinement, m’a-t-il rétorqué. Alors supporte encore un peu mes galipettes, parce que moi, je vais devoir de nouveau vivre avec les pétarades de vos moteurs et vos particules fines ». « Tu te trompes, lui ai-je lancé. Le jour d’après, plus rien ne sera pareil ». « Je préfère quand vous êtes confinés, m’a-t-il répondu. C’est plus sûr. »

 

5 mai  

Nouvelle du front. Poème et pas poème.

On m’a dit qu’on n’avait qu’une vie et que je ferais bien d’en profiter un peu… Mais moi des vies, j’en ai dix, j’en ai cent. J’en ai une pour l’aimer et une pour ne pas l’aimer. J’en ai une pour la vérité et l’autre pour le mensonge. J’en ai une pour le courage et une pour la paresse. Une pour l’avancée et une pour la fuite. J’en ai une pour le printemps et une pour le grand hiver. Une pour le cerisier et une pour la châtaigne. Des vies, pour tous, en veux-tu en voilà ! Quelle blague cette histoire : « On n’a qu’une vie » ! Le bobard du siècle ! La « fake news » universelle !

 

6 mai  

Nouvelles du front. Nous allons vers la métamorphose. Il faudra bien que le monde incapable cède place. La grande tension est là. Les forces cramponnées tiennent encore les positions élevées. Et de là bombardent la plaine. Nous pourrions être hébétés de cette violence et incliner les têtes. Mais nous pouvons aussi serrer les dents et convoquer notre courage. Et comme Aimé Césaire, proclamer la révolte.

« Mes beaux jours, c’est quand,

sans scrupule, furibond tourbillon cynique,

ricanant de toute proie enfermée dans la serre de mes remous,

je m’élance

aveugle

à mort

amok.

Ça c’est mes jours glorieux

rageurs

vengeurs. »

 

7 mai  

Nouvelles du front. Ce matin, j’ai accepté qu’on me fasse un drôle de truc : aller voir ce qui se passe vraiment dans mon cerveau. Je ne l’ai pas fait sans angoisse : l’IRM n’est pas l’examen le mieux recommandé pour un claustrophobe comme moi. Je l’ai fait quand même et il m’a fallu prendre sur moi. J’attends à présent les résultats. Non sans appréhension à nouveau. C’est que dans ma boîte crânienne, il y a ces temps-ci un tel bordel que je me demande ce qu’ils vont bien pouvoir en dire. Et je n’avais pas pris le temps de faire le ménage avant d’y aller.

 

8 mai  

Nouvelles du front. Ce matin je suis monté sur la balance, l’aiguille penchait franchement à droite. Il m’est venu comme un doute. Mais en me regardant dans la glace, j’ai été bien rassuré : non, non, ce n’est pas que je grossis, c’est que mes cheveux poussent !

Enfin ça m’a rappelé un poème de Raymond Queneau. Je vous l’offre. Le titre c’est : 

« Maigrir »

« Y'en a qui maigrissent sur la terre

Du ventre, du coccyx, ou des genoux

Y'en a qui maigrissent le caractère

Y'en a qui maigrissent pas du tout

Oui, mais :

 

Moi je maigris du bout des doigts

Oui, du bout des doigts

Oui, du bout des doigts

Oui, du bout des doigts

Moi j'maigris du bout des doigts

C'est c'qui y'a d'plus distinglé

 

L'aut'jour, Boulevard de la Villette

V'là que j'rencontre le bœuf à la mode

J'lui dis :

Tu m'as l'air un peu blette

Viens que je te paye une belle culotte

Seulement j'ai pas

Pu parce que :

 

Moi j'maigris du bout des doigts

Oui, du bout des doigts

Oui, du bout des doigts

Oui, du bout des doigts

Moi j'maigris du bout des doigts

C'est c'qui y'a d'plus distinglé

 

Depuis c'temps-là j'fais plus d'gymnastique

Et j'm'abstiens des sports divers

Et comme avec fureur je m'astique

Je pense que si je persévère

Eh bien :

 

J'maigrirai du bout des doigts

Oui, du bout des doigts

Oui, du bout des doigts

Oui, du bout des doigts

J'maigrirai même de partout

Même de l’extrémité du cou »

 

9 mai  

Nouvelles du front. Puisque hier c’était l’anniversaire de l’armistice, la victoire sur le nazisme, on ne devrait plus être en guerre. Donc à partir d’aujourd’hui, plus de nouvelles du front. On a pourtant sacrifié au rituel confiné de la promenade, jusqu’à un kilomètre de la maison (avec l’attestation réglementaire). Au retour on passe toujours par la petite chapelle du hameau, et c’est là, enfin à proximité, que j’ai rencontré un hérisson. Je me suis dit que sa conversation ne manquerait pas de piquant. Donc on a parlé un peu. Il m’a fait comprendre qu’il venait de faire un petit tour dans la chapelle, parce qu’il était très pieu. Je lui ai dit que moi, mécréant, je ne détestais pas l’ambiance de la chapelle, que ce n’était pas pour moi un lieu confiné dans les rites religieux mais un endroit de calme et de méditation que j’appréciais. Et pour bien me faire comprendre, me sont venus quelques vers de Guillevic :

« On peut bien dans le noir

Allumer la bougie

Et s’asseoir auprès d’elle

Sur la table posée

Pour le très grand plaisir

De regarder la flamme. »

Et seulement pour ce très grand plaisir.

 

10 mai

Depuis ce matin, je danse avec la danseuse dessinée par Edmond Baudoin. Je ne sais pas danser mon corps est gourd et balourd, je ne lui ai jamais accordé le courage d’embrasser les espaces, et de dessiner l’air. Je l’ai toujours tenu dans un carcan et pourtant, depuis ce matin, je danse avec une danseuse italienne et Edmond Baudoin qui l’a croquée. Alors il faut, à la veille du dé-confinement, qu’on réfléchisse à cette chose essentielle qu’est l’émotion. La danseuse italienne est descendue dans la rue. Elle est allée au-devant. Edmond l’a croquée puis a mis son dessin à disposition par l’intermédiaire des réseaux sociaux. D’une autre manière.il est allé au-devant. En ces temps confinés, beaucoup d’autres l’ont fait. Le monde de la culture est très inquiet et il y a de quoi. Je crois, moi, que sans attendre les décisions d’en haut, du président-menteur et de son ministre inexistant, sans attendre même les débats et les colloques, et les forums, tous les artistes, les poètes les écrivains, les chanteurs, les comédiens, les musiciens… avant toute réflexion sur l’avenir de leurs compagnies, de leurs pratiques artistiques, sur leur propre avenir, aient comme premier soucis d’aller au-devant, de créer l’émotion, de toutes les façons possibles, dans tous les lieux possibles et surtout les plus improbables, et les lieux interdits. Alors, s’ils font ça, s’ils vont au-devant pour créer l’émotion partout, ils feront de la culture, de l’art, de la création les clés du monde d’après. (Je dis ça mais je ne suis pas artiste, alors ça m’est facile)

11 mai

On s’imaginait un voyage d’éclats de rire et un grand saut dans le soleil et puis…

C’est une journée normale. Avec de fortes bourrasques au dehors, et dedans, rien qu’une inquiétude tranquille. Et puis…

On imaginait de grandes tablées, des nappes blanches et du vin de garde débouché avec cérémonie. Et les poignées de mains et les caresses, les embrassades à lèvres débridées, et puis…

Il faut s’y faire, les baisers ne sont pas encore à l’ordre du jour.

 

12 mai  

Aujourd’hui avec Abdellatif Laâbi :

« Le soleil se meurt

une rumeur d’homme à la bouche

C’est une étrange soif

quand grisonnent les idées

et que l’amour à peine commence

 

Qui parle 

de refaire le monde ?

On voudrait simplement

le supporter

avec une brindille

de dignité 

au coin des lèvres

 

Demain l’incertain

encore plus incertain que l’hier

Il faudra pour se rendre 

au chevet du soleil

trouver les fleurs vivantes

les oranges non traitées

le sourire à peu près sincère

se présenter et dire

dans le charabia qui reste :

De quel mal souffres-tu ?

Est-il humain

rien qu’humain ? »

 

13 mai  

Comment allons-nous faire, nous les retraités, pour nous montrer solidaires des soignants ? Nous ne pouvons pas leur offrir des jours de congé. Mais je m’inquiète pour rien : chez les députés En Marche et au gouvernement, l’imagination est sans limite !

 

14 mai  

Aujourd’hui un poème (pas pour de vrai).

À peine devant l’écran

je suis à cran.

Le pointeur pointe son nez

vadrouille sur le bureau

en désordre.

La souris n’obéit plus qu’à mes 

tremblements et déjoue tous 

mes pièges à rat.

Je claque des clics improbables

sur son oreille droite

puis gauche

sans jamais atteindre la cible

et les applis s’appliquent

à me perdre.

J’essaie avec le clavier

c’est mieux. Je suis aux anges.

Mais la connexion Orange

m’annonce sa perte.

Plus de barre, j’en ai marre

marre de ces piques ciel.

C’est décidé je sors

et ça tombe bien :

Le pixel est bleu, pas un cloud. 

 

15 mai  

Eh bien voilà qu’hier, lors de la promenade, nous avons aperçu dans un champ, tout près des eaux du Golfe, trois beaux hérons « au long bec emmanché d’un long cou ». Et cela m’a rappelé quelques vers de la morale de cette fable de La Fontaine. Je les trouve assez… politiques.

« Ne soyons pas si difficiles :

Les plus accommodants, ce sont les plus habiles ;

On hasarde de perdre en voulant trop gagner.

Gardez-vous de rien dédaigner, 

Surtout quand vous avez à peu près votre compte. »

La Fontaine avait sans doute trois fois raison.

 

16 mai  

Les appels pour construire « un monde d’après » se multiplient et nous devons nous en réjouir comme l’a fait hier Fabien Roussel. Participer. Nous montrer pour ce que nous sommes, partisans toujours des rassemblements honnêtes et agissants. Mais quel peut être l’apport particulier des communistes à ces rassemblements, dans ces débats, dans ces luttes ? Sans doute quelques idées programmatiques originales qu’il faudra savoir confronter avec d’autres, non pour les faire prévaloir à toute force mais pour, précieuses qu’elles sont comme des cristaux, en trouver les arêtes communes. Surtout, ce que nous devons apporter de plus « communiste » à ces débats et aux mouvements les plus divers auxquels ils doivent donner lieu, c’est une conception réellement radicale de la démocratie : celle de l’émancipation individuelle et collective, celle de l’appropriation réelle des pouvoirs par les salariés et les citoyens. Sans négliger les enjeux institutionnels, cette démarche de rassemblement démocratique, cette unité, ne peut être le produit d’une logique électorale.

 

17 mai  

Comme les jours passent dans une routine routinière, on oublie de se faire des cadeaux et c’est vrai, qu’à part la tarte à la rhubarbe qu’elle m’a cuisinée ce matin… Heureusement, Marceline Desbordes-Valmore a pensé à moi, j’en suis certain, en écrivant ce poème : « L’aveu permis »

« Viens, mon cher Olivier, j’ai deux mots à te dire ;

Ma mère l’a permis, ils te rendront joyeux.

Eh bien, je n’ose plus. Mais dis-moi, sais-tu lire ?

Ma mère l’a permis, regarde dans mes yeux.

 

Voilà mes yeux baissés. Dieu ! que je suis confuse !

Mon visage a rougi ; vois-tu, c’est la pudeur.

Ma mère l’a permis, ce sera ton excuse ;

Pendant que je rougis, mets ta main sur mon cœur.

 

Que ton air inquiet me tourmente et me touche !

Ces deux mots sont si doux ! mon cœur les dit si bien !

Tu ne les entends pas, prends-les donc sur ma bouche

Je fermerai les yeux, prends, mais ne m’en dit rien. »

Merci Marceline !

 

18 mai  

Par arrêté municipal suivant les « recommandations » de l’arrêté préfectoral qui met en œuvre les décrets nationaux, l’accès à la plage du Moustoir d’Arradon (Morbihan) est interdit jusqu’à nouvel ordre. Cette « plage », qui n’en est pas vraiment une, si elle était accessible, mettrait en péril toute la stratégie nationale du dé-confinement élaborée dans les cabinets ministériels (sous les conseils du conseil scientifique) et préfectoraux et suivis (sinon gare !) par la municipalité. En effet, il s’agit d’une cale permettant la mise à l’eau (à marée haute) d’un kayak, d’un paddle ou d’une planche à voile (à condition que ce ne soit pas en même temps). Elle permet aussi à quelques habitués (5 ou 6 peut-être bien l’été) de se mettre à l’eau pour faire trempette. Elle ne permet pas d’y étendre plus de trois serviettes car sinon, il faudrait les étendre dans la vase. Quand écrirons-nous dans la Constitution de la République que la désobéissance à des décrets et arrêtés stupides, est non seulement autorisée mais absolument obligatoire ?

 

19 mai 

Ce n’est pas avec elle qu’a commencé ma vie. Il y eu nombre de vies avant elle. Je ne parle pas seulement des amours. Ils ne tenaient alors pas autant de place. Parce que quand on est jeune, on bien d’autres chats à fouetter que d’aimer. La vie nous tire vers trop de paysages, plus que n’en retient la mémoire.

Mais maintenant, ma belle, quand nous sourions ensemble au ballet des mésanges, quand nous regardons le ciel d’un bleu à effacer les souvenirs, quand nous chérissons la routine opiniâtre... je n’ai rien de mieux à offrir à ma vie que t’aimer. 

Je vis à partir d’elle, déjà et pour toujours.

 

20 mai

Il me tarde que se reformule en direct, dans des assemblées houleuses, ce que nous avons dit, écrit, affirmé, chacun chez soi, dans le confort de la solitude. Il me tarde de voir les sourires, ou les rires narquois, ou les hochements discrets de la tête, ou les yeux allumés d’intérêt, ou le dégoût affiché, pour telle ou telle de mes paroles. Vivre les assentiments comme les réfutations cinglantes. Nous avons dit, chacune et chacun, des choses définitives qui peuvent sans mal ou sans esprit chagrin être définitivement remises en cause. Nous avons asséné des jugements de cristal, là où devait se convoquer la souplesse des lianes. Il va nous falloir maintenant échanger, converser dans la complexité du monde. Face à la folie du choc qui vient, nous n’avons besoin d’aucun Vauban, d’aucune forteresse. Nous avons besoin de trouver dans les plis de ce monde, le monde nouveau que nous voulons.

 

21 mai  

Au pied de la Chapelle Saint-Martin du Moustoir d’Arradon, il y a une stèle datant de l’âge de fer. C’est une grosse pierre lisse posée là. Avant, il y a peu de temps mais c’était avant, quand je voyais cette pierre bien lisse, je voyais battre un cœur. Le cœur d’une femme nue qui défiait de ses seins le clocher. Le cœur d’une femme qui refusait de vieillir, qui dansait sur tous les amants qu’elle avait connus et à qui elle chantait : « vous ne m’avez pas eue ! » Dans cette pierre lisse, il y avait ce cœur de femme libre et rebelle, qui refusait la froideur de l’éternité. Maintenant que je suis un peu poète (d’après ce qu’en disent quelques amis indulgents ou aveugles), quand je vois cette pierre, je vois une pierre.

 

22 mai  

Mon ignorance est abyssale et je découvre seulement maintenant une poétesse russe, Anna Akhmatova, victime des répressions staliniennes. Et ses vers prennent au détour, de curieuses résonnances. « La sentence »

« Et le mot de pierre est tombé

Sur ma poitrine encor vivante.

Ce n’est rien, n’étais-je pas prête ?

Bien ou mal, je m’en tirerai.

 

Aujourd’hui j’ai beaucoup à faire :

Il faut que je tue ma mémoire.

Il faut que mon âme soit de pierre.

Il faut apprendre à vivre de nouveau.

 

Sinon… Le chaud murmure de l’été

Célèbre sa fête à ma fenêtre.

Je pressentais depuis longtemps

Ce jour si pur et ma maison déserte. »

 

23 mai  

Dès l’apparition du premier cluster, nous avons dû respecter la distanciation sociale et les gestes barrière. Presque. On masque sans masque, on teste sans test, on désinfecte sans gel (où il y a du gel, il n’y a pas de plaisir), on réanime sans respirateur et avec un minimum de réanimateurs. Puis il a fallu se confiner. On ne sort pas sans attestation. Tout ça pour quoi ? Pour aplanir la courbe, bien sûr ! Maintenant on dé-confine. Vert ou rouge on dé-confine quand même. Les usines tournent, les métros et les bus roulent… Cadeau : vous aurez même droit à la plage. La plage, oui, mais dynamique seulement. Pourquoi ? Mais pour éviter la deuxième vague ! Une plage dynamique pour éviter la deuxième vague ? Au secours ! Je n’y comprends rien !

 

24 mai  

C’est dimanche. Les plages sont fermées mais les églises sont ouvertes. Qu’on se rassure, les gestes barrières seront respectés. On pourrait envisager de remplacer, dans les bénitiers, l’eau par du gel hydro alcoolique. Mais je me demande si ce serait bon pour la santé des grenouilles…

 

25 mai   

Il va bien falloir qu’une aube se lève, dit l’un. L’autre prétend que le crépuscule durera au moins mille ans. Qui croire ? Ni l’un ni l’autre quant à moi. Je ne crois qu’aux bourrasques d’un affrontement gigantesque. Le système va pousser ses feux désagrégateurs. En face, il faudra le bousculer de grandes vagues inventives. Il y faudra de l’espoir mais pas d’illusions. Il y faudra de la confiance aussi. Parce que le dernier mot n’appartiendra qu’à la multitude.

 

26 mai  

Au retour de la promenade, j’aurais aimé que tu poses sur moi ton regard indulgent. Mais tu regardes la sitelle qui a fait du jardin son domaine et chasse verdiers et mésanges qui nous étaient si familiers. Et tu souris encore au lézard amoureux qui s’étire sur la pierre. Moi j’attends, penaud, un peu triste quand même de ton inattention. Soudain tu me regardes et un espoir me vient. (Existerais-je enfin à ses yeux ?) Alors tu me demandes : « As-tu donné à manger à la tortue aujourd’hui ? »

 

27 mai  

Comment penser quand il n’arrive pas grand-chose depuis maintenant des semaines ? En m’engageant à livrer une pensée par jour, chaque jour de chaque mois de l’année 2020, je prévoyais une année riche d’événements, de rebondissements, de luttes et de fracas, d’étonnements, de rencontres magnifiques. Mais voilà que le temps confiné qui, au début, a donné à mon cervelet quelques histoires à se mettre sous la dent, s’écoule maintenant dans une langueur de palourde. De mon esprit lassé ne sortent plus que platitudes d’algues. C’est le printemps le plus ensoleillé mais les plages sont interdites. Mais vient, heureusement, le secours des poètes. Et dans un poème qui s’appelle « Nous, les communistes », Vladimir Maiakovski nous parle de ça :

« Communistes nous sommes parce que,

marchant sur la plage nue

quand déjà monte le bruit de la marée

nous continuons, dédaignant le refuge. »

 

28 mai  

La sitelle, on l’imagine, à son nom

élégante demoiselle

jouant avec les pinsons

faisant la cours aux mirabelles

s’effaçant devant les mésanges.

Ne s’approchant de la mangeoire

qu’à léger coups d’ailes d’ange

attendant que vienne le soir…

 

Et bien vous avez tout faux ! 

 

Cette harpie 

pour manger

met en charpie

près de cinq verdiers

Puis elle déserte le jardin

et s’offre ailleurs d’autres festins.

 

La sitelle, ce n’est pas beau !

 

29 mai  

Grande chaleur et grosses bouffées de vent. On dirait des bourrasques de colère. Mais colère contre qui ? Qui a fait du mal à qui ? Qui peut bien en vouloir à qui ? Le monde n’est qu’innocence et bienveillance. Les colères ne traduisent qu’ingratitude ou manque de discernement. Je ne vois aucune autre explication.

 

30 mai  

Assise sur un tabouret, le matin, quand le chêne offre encore son ombre fraiche, elle jardine. Je pensais jusqu’alors que jardiner, c’était faire pousser des plantes, des fleurs ou des pieds de tomates. Mais ce n’est pas du tout ça. Enfin de ce que je comprends. Elle, elle arrache des mauvaises herbes, elle taille, elle coupe, elle retire. Elle fait place nette en quelque sorte. Pour les salades et les rosiers, et la verveine fleur. Qui se débrouillent très bien sans nous.

 

31 mai  

Ce matin le jardin a reçu la visite du geai. Bec cruel et plumes chamarrées, il s’y est installé en maître. Plus un passereau n’a osé se montrer. Mésanges, moineaux, verdiers, grives et même les merles se sont cachés dans les feuillages denses, lançant leurs cris d’alerte. Seul ce gros balourd de pigeon ramier s’est posé sur la pelouse. Inattention plus que courage, il a vite déguerpi. J’ai laissé faire. Je ne me mêle pas des affaires des autres, surtout quand ce sont des oiseaux. Pour ce qui est des humains, je dis parfois ce que je pense, juste comme ça. Pour ce que ça sert…

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